La revue RH&M - N°69 - Avril 2018 - 5

FORCES & IDÉES

Julia de Funès
Docteur en philosophie et intervenante en entreprise
Auteur de "Socrate au pays des process" (Flammarion)

QVT : Que VauT-elle ?

uvette ? Vous avez dit cuvette ?
Noooon... QVT: nouvel acronyme
pour nouvelle préoccupation: la
qualité de vie au travail. Le travail
ne fait plus seulement partie de la
vie, c'est la vie qui fait partie du
travail! Des QVT managers ou des chief happiness officier
CHO (pas loin de CHU), prennent désormais soin des vies
au travail... Ne vous en faites plus pour rien, ils s'occupent
de tout.
Oui de tout: un équilibre entre vie pro vie perso, des horaires
décents, une ambiance agréable, des objectifs atteignables,
des moyens raisonnables, des repas équilibrés, des salles
de sport, des psys, des coachs, etc. pour le bien-être des
salariés... parce que des salariés heureux sont meilleurs.
Alors adieu le vilain méchant tripalium, et vive le bon doux
cocoonning...
Le problème c'est qu'il n'y a jamais eu autant de mal-être
au travail ! Burn out, bore out, brown out, dépressions... si
ce n'est par incompétence des CHO et QVT managers, ne
serait-ce pas lié à l'essence même de la vie ?
Peut-on seulement mesurer la qualité de vie ? Y a-t-il des
baromètres, des thermomètres ? Une bonne température
identique pour tous ? Comment saisir le qualitatif, autrement
dit l'insaisissable, le non objectivable ? Vouloir traiter la
vie par des mesures applicables à tous n'est-ce pas aller à
l'encontre des singularités individuelles colorées de nuances
infinies ? Elaborer des « plans d'action QVT » n'est-ce
pas plaquer du mécanique sur du vivant en entravant la
fluidité caractéristique de la vie, qui soudain, se fige ? La
gestion et la programmation de la vie nous conduit, selon

Bergson 1, à opérer des distinctions, des délimitations, des
rigidités, qui nous éloignent de la vie qui est mouvement
continu. La qualité de vie, va donc au-delà des concepts,
des études, des déductions, des théories, des plans d'action
et des programmes. Elle ne s'appréhende pas à travers des
schémas rationnels.
Pourquoi ? Parce que l'intelligence pour comprendre
s'appuie sur du vécu et sur la répétition, et ne saurait
en aucun cas expliquer la vie, qui est nouveauté et
mouvement permanents. Il en est de la vie comme d'une
mélodie. Comment apprécier la qualité d'une mélodie ? La
rationalisation ne saisirait qu'une juxtaposition de notes,
d'accords, de rythmes, là où la mélodie va bien au-delà. Une
mélodie, se ressent, s'éprouve, se vit mais ne se raisonne
ni ne se mesure. Alors ne pensons plus la qualité de vie
uniquement en terme de plus et de moins (plus de RTT, plus
d'avantages, plus de communication, plus de bien-être, etc.)
mais en terme d'intensité autre.
Une grande entreprise n'est pas seulement une entreprise
avec plus d'avantages mais celle qui imprègne ses salariés
différemment. Laisser les salariés trouver en eux-mêmes la
vitalité et la qualité de leur vie au travail, en ne faisant pas
de la QVT une mécanique, tel est le dépassement auquel
nous devrions sans doute songer.

1. Henri Bergson (1859-1941). À sa disparition Paul Valéry saluait « le plus grand philosophe
de notre temps ». Après avoir fréquenté l'école normale supérieure, il a été élu à l'Académie
française, envoyé en Espagne, et en Amérique pour des missions politiques, professeur
invité dans les plus grandes universités anglaises et américaines, et a reçu le prix nobel de
littérature en 1928...

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