La revue RH&M - N°76 - Janvier 2020 - 5

FORCES & IDÉES

Laurence DEVILLAIRS
Docteur en philosophie
Auteur de "Être quelqu'un de bien" (2019, PUF)

N

Être quelqu'un de bien

ous sommes fascinés par les
méchants. Nous leur prêtons une
intelligence et une habileté qui les
rendent comme naturellement prédisposés à occuper la première place,
à exercer des fonctions de pouvoir
ou même de prestige. Par opposition, le gentil semble l'être toujours
trop, sa gentillesse confinant dangereusement à la naïveté. La
méchanceté est une preuve de force, la gentillesse le signe d'une
faiblesse. Si l'homme est un loup pour l'homme, l'avenir n'appartient-il pas à ceux qui sauront hurler avec les loups ?
Mais cette vision de la gentillesse est fausse, de bout en bout, et
cette fascination pour le méchant repose sur un malentendu et
une illusion. Être quelqu'un de bien, c'est nécessairement savoir
faire preuve de gentillesse, pas automatiquement, par faiblesse,
mais par un talent au courage et au panache. Le méchant ne
témoigne pas d'une intelligence supérieure mais d'une vision
monolithique de la société et des hommes : il a tout compris à
l'avance, rien ne l'étonne, rien ne le contredit. Il a la réponse à
tout. Pour lui, tout est déjà joué, écrit, téléphoné. Le méchant
n'est pas intelligent ; il est dogmatique : sa vision des choses
est préconçue, inaltérable, non modifiable. Être quelqu'un de
bien, au contraire, c'est avoir le sens des autres, de la situation,
de ce qui est demandé, ici et maintenant. C'est être attentif,
soucieux de l'autre, savoir se laisser toucher par ce qu'on voit
et entend. Quelqu'un de bien n'a pas la réponse à tout, mais
la bonne réponse, ou le bon geste, au bon moment. Le monde
selon le gentil contient ce caractère imprévu du bien, ce petit
rien qui change tout, alors que le monde du méchant est sans
attente ni espoir, sans changement possible : selon lui, l'homme
est menteur, cupide et égoïste, c'est sa nature depuis la nuit des
temps, et il n'en changera pas. Plus encore, le méchant n'est

Le gentil est celui qui a la force d'être méchant
mais qui refuse de l'être. Car il est plus facile
de céder à la lâcheté du mal que de se hisser
jusqu'au courage du bien.

pas libre ; il est esclave d'une passion, prisonnier d'une obsession : réussir, s'enrichir, parvenir, se venger, humilier. En lui
prêtant une habilité que l'on refuse au gentil, on confond, en
réalité, obsession et lucidité. On prend pour une aptitude sociale
ce qui n'est qu'une idée fixe psychologique - passer avant les
autres, mentir, trahir, haïr... C'est donc la méchanceté qui est
faiblesse, celle qui consiste à se laisser mener et dominer par
une obsession.
Le gentil ne l'est pas parce qu'il ne serait incapable d'être autre
chose. Il n'est pas gentil par peur d'être méchant. Bien au
contraire : le gentil est celui qui a la force d'être méchant mais
qui refuse de l'être. Car il est plus facile de céder à la lâcheté du
mal que de se hisser jusqu'au courage du bien. Il y a dans la gentillesse une puissance, celle de ne pas laisser faire, laisser dire
ou laisser passer. Il y a la force d'inverser le cours des choses,
de ne pas hurler avec les loups mais de choisir une autre voie,
plus juste. Il y a dans la gentillesse une élégance, une capacité à
ne pas s'accorder de facilités. On objectera que l'entreprise n'est
pas le lieu où doit régner la gentillesse. C'est, une fois encore,
parce qu'on confond gentillesse et faiblesse, alors que la gentillesse est courage, force de ne pas se contenter de ce qui se fait,
de ce qui s'est toujours fait. La gentillesse est ce qui contredit
toutes les fatalités, ce qui accompagne toute dignité. Il n'y a de
grandeur que chez le gentil. 

LA REVUE RH&M N°76 | JANVIER 2020 | P.5
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