Expertises des Systèmes d'information - Juin 2020 - N°458 - Le mensuel du droit de l'informatique et du multimédia - 203

a smart city de Toronto ne
verra pas le jour. La filiale
de Google Sidewalk Labs
n'a pas attendu la décision de la ville pour jeter l'éponge.
Le 5 mai dernier, elle a annoncé
qu'elle suspendait le projet en raison
de la nouvelle donne liée à la crise
économique postpandémique. Mais
pour beaucoup, les vraies raisons
sont plutôt à rechercher du côté
de la forte résistance des habitants
et de la société civile, notamment
quant à l'exploitation des données
personnelles, qui a fini par plomber le projet, réduire drastiquement
la surface du nouveau quartier et
contraindre sa gouvernance des
données. Elle n'avait pas pressenti le
changement de l'opinion publique
sur la question des données, suites
aux différents scandales dont celui
de Cambridge Analytica.
Google avait trouvé à Toronto
le terrain de jeu idéal pour ses
nouvelles ambitions : une friche
industrielle où tout est à construire.
En 2015, sa holding Alphabet avait
créé une filiale dédiée à la ville
intelligente, Sidewalk Labs, qui
avait pour mission de trouver des
projets urbains à fort potentiel pour
construire sa smart city idéale
opérée par ses solutions technologiques, une vitrine grandeur nature
en vue de l'exportation du modèle
dans le monde entier.
En 2017, la municipalité de Toronto a
lancé un appel d'offres afin de réhabiliter Quayside, une friche portuaire
laissée à l'abandon, qui sera remporté par Sidewalk Labs. Le quartier
intelligent devait être doté d'applications technologiques de pointe,
de tours résidentielles en bois, de
voitures autonomes, de capteurs
pour mesurer le flux des piétons
ou le taux d'occupation des bancs
publics, d'un système souterrain de
livraison de colis, de robots capables
de récolter les déchets, etc. Bref,
une ville connectée au service de la
qualité de vie des habitants, avec de
hautes ambitions écologiques.
Quayside aurait collecté des masses
de données provenant de capteurs
intégrés à l'infrastructure physique.
Mais la filiale de Google n'a pas
anticipé la suspicion et la défiance

DONNÉES PERSONNELLES

De la smart city
à la smart city-zen
Google renonce à son projet de smart city à
Toronto, confrontée à l'hostilité locale. En cause,
la question des données personnelles.
que son projet allait provoquer. Dès
octobre 2018, Ann Cavoukian,
ancienne commissaire à la protection de la vie privée de l'Ontario,
démissionne de son poste de
conseillère auprès de Sidewalk Labs
sur la question de la protection des
données personnelles. Elle voulait
ainsi alerter les parties concernées
sur les risques du projet. « Je nous
imaginais créant une smart city de
la vie privée, mais c'était la smart city
de la surveillance », a-t-elle proclamé. En cause, l'identification des
personnes par les prestataires sur les
données collectées.
Ann Cavoukian militait pour la
suppression obligatoire et immédiate de toute information qui
aurait pu permettre d'identifier les
personnes. Sidewalk Labs avait fait
des concessions et s'était engagée
à le faire pour elle-même mais avait
refusé d'obliger les autres entreprises impliquées à supprimer les
identifiants personnels des données
recueillies. Ann Cavoukian a estimé que cela ne suffisait pas, déclarant que « le seul moyen de remédier à ce problème afin de garantir la
confidentialité consiste à supprimer
l'identité à la source au moment de
la collecte ». Elle a expliqué que « si
les données personnelles identifiables ne sont pas désidentifiées
à la source, nous allons créer une
autre base de données centrale d'informations personnelles (contrôlée
par qui ?) qui peut être utilisée sans
le consentement de la personne
concernée, qui sera exposée aux
risques de piratage informatique et
d'accès non autorisé ».
Elle n'est pas la seule à avoir
exprimé ses craintes à ce sujet.
Des
associations
rassemblées
derrière le hashtag #BlockSidewalk
EXPERTISES Juin 2020

ont fortement critiqué cette ville
orwellienne. Elles ont relevé
le flou qui entourait le « volet
Google » sur l'installation massive
de caméras et autres capteurs,
l'absence de consentement et même
d'information des citoyens cibles, la
nature des données stockées, leur
accessibilité et leurs exploitations
possibles, etc.
Plus largement, Roger McNamee,
homme d'affaires américain qui fut
l'un des premiers investisseurs de
Facebook et de Google et aujourd'hui
très critique à l'égard de ces sociétés,
voyait dans ce projet la version la
plus élaborée du capitalisme de la
surveillance. Jim Balsillie, ancien
directeur de la société canadienne
BlackBerry, l'a décrit comme « une
expérience colonisatrice de la
surveillance du capitalisme tentant de
'bulldozer'd'importantes questions
urbaines, civiques et politiques ».
Selon lui, le danger résidait avant
tout dans la surpuissance d'un
partenaire qui détient le pouvoir sur
la ville.
Google a commis une grave erreur
en se focalisant sur le solutionnisme
technologique
et
en
faisant
l'impasse d'une réflexion politique
et éthique. L'échec de ce projet
sonne comme une alerte pour les
promoteurs de villes intelligentes.
D'autres modèles existent qui
rencontrent davantage l'adhésion de
la population. Le plus radical étant
celui de Barcelone qui est fondé
sur la démocratie participative. La
technologie est mise au service
des citoyens et non le contraire, la
donnée n'est pas considérée comme
une ressource économique mais
comme un outil de gestion publique.
Sylvie ROZENFELD

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