La revue RH&M - N°91 - Octobre 2023 - 66

LE COUP DE GUEULE D´HERVÉ SÉRIEYX
« Sa majesté des mouches1
émeutes et bénévolat
J
'ai toujours été marxiste; tendance Groucho.
Celui qui était le plus allumé des trois Marx
Brothers disait, vers la fin de sa vie, « En chaque
vieillard, il y a un enfant qui se demande ce
qui s'est passé ». A mon grand âge plus que
canonique , c'est vraiment la plus essentielle
des questions que je me pose. Que s'est-il
passé, entre l'année de ma naissance (1937) et
aujourd'hui, pour que nous connaissions à ce jour de telles mutations
sociologiques, voire anthropologiques, et que le monde
que j'ai connu enfant soit, à ce point désormais, cul par dessus
tête ? À ce point bouleversé que ceux que nous appelions autrefois
« des enfants ou des adolescents », de 11 à 17 ans, viennent
de susciter de terribles émeutes, des pillages, des tentatives de
meurtres et des destructions multiples d'institutions si chèrement
construites contre nos pauvres folies humaines. Ce que
nous avions appelé la démocratie républicaine et que nous pensions
relativement solide.
Une bonne occasion de relire « Sa Majesté des mouches » le
fameux livre du Britannique William Golding où l'auteur nous
mettait en garde, dés 1954, contre la prétention de croire que
ce qui est acquis en matière d'organisation humaine, l'est pour
toujours: le retour à la barbarie surgit dés que les circonstances
s'y prêtent, c'est à dire dés qu'une foule oublie les limites ( ce qui
est dans la nature même d'une foule) ou, pire, lorsqu'elle ne les
a jamais apprises. Même des collégiens anglais, « so british » et
élevés dans les meilleurs établissements de la Couronne, sont
capables de se battre entre eux au dernier sang, pour peu qu'ils
se trouvent livrés à eux-mêmes et que la lutte à mort engendrée
par les passions tristes - la haine des autres, l'esprit de clan, la
jalousie forcenée, la frénésie du pouvoir sur les autres... - les
transforme en bêtes féroces.
Bien que les émeutes de ce début d'été aient été rapidement
circonscrites grâce à la détermination des forces de l'ordre et,
sans doute aussi, grâce à l'action efficace des dealers de drogues
qui ont besoin que revienne au plus vite le calme dans leurs
quartiers pour que s'épanouisse leur business, l'émergence soudaine
d'une violence sans frein chez tant de très jeunes adultes,
d'adolescents, voire d'enfants, a ému considérablement l'ensemble
de la société française. Les tentatives de diagnostic et
les solutions à mettre œuvre pour corriger ces incroyables excès
se sont multipliées. Et notre président de la République résume
comment répondre, selon lui, à ces terribles émeutes adolescentes,
« L'ordre, l'ordre, l'ordre ! » conscient, sans doute, qu'en
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»,
démocratie, pas plus que l'autorité, l'ordre ne se décrète : cela
suppose d'abord, que tous les acteurs concernés, en confiance,
l'acceptent et y trouvent leur compte. Un très long chemin qui
passe par la forte volonté collective de vouloir et savoir revenir
sur tant d'abandons des « limites ».
Et comme cet enfant qui en chaque vieillard, au soir de sa vie,
selon Groucho Marx, « se demande ce qui s'est passé ? », il me
semble personnellement aujourd'hui qu'avoir voulu sans cesse
tout déconstruire au nom du progrès permanent des libertés
individuelles (« Du passé faisons table rase » chantait déjà l'Internationale),
nous avons peut-être vidé les fondamentaux de la
vie en société avec l'eau du bain des lourds conservatismes du
passé ; ces fondamentaux que transmettaient la famille et l'école
et qui faisaient battre le coeur même d'une civilisation. Dans son
dernier livre, « La vie simple2
», l'écrivain italien Carlo Ossola
rappelle que la spécificité d'une civilisation dépend moins des
grands discours qui la célèbrent que des « vertus modestes »
partagées et réellement vécues dans la vie quotidienne « la franchise,
la constance, la patience, la douceur, la loyauté, le tact, le
dévouement, l'ironie souriante, la générosité ».
Autant dire que si le dynamisme économique d'une civilisation
est nécessaire à sa survie, que son système de redistribution sociale
est essentiel à son acceptabilité par tous, c'est la qualité de
l'engagement bénévole associatif de chacun (celui du don et de la
gratuité) au service de ceux qui en ont le plus besoin qui mesure
le réel niveau d'humanité d'une société.
Belle bataille en vue. Elle mobilise chacun d'entre nous contre
la bêtise, l'égoïsme, le mépris des autres et la haine. Une bataille
qui dépasse « L'ordre, l'ordre, l'ordre » ou l'évocation bêlante
du « vivre ensemble » (« Un slogan de plancton ! » pour Sylvain
Tesson, s'il se réduit à sa simple proclamation). Un vrai défi de
civilisation.
1. « Sa Majesté des mouches », livre écrit en 1954 par le britannique William Golding
et publié en France par Gallimard.
2. « La vie simple », Carlo Ossola, éditions Les Belles lettres, traduction de l'italien 2023.
Cf également l'article « Hommes de petites vertus » de Sébastien Lapaque dans
Le Point du 20 juillet 2023.
Hervé SÉRIEYX
Président d'honneur de France Bénévolat
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