La revue RH&M - N°90 - Juillet 2023 - 56

| LU POUR VOUS |
Par JEAN-MICHEL GARRIGUES, Directeur des Ressources Humaines
et du développement, BLB Associés
DÉMOSTALGIE
(De la rupture du citoyen avec le politique)
Delphine Jouenne - Édition Enderby
C
omme lors du précédent
numéro et le commentaire du
livre de François Cheng, nous
voici à nouveau face à une
réflexion sur notre condition
de citoyen français, non pas
venant d'un académicien nonagénaire
ayant traversé cent vies, mais
d'une philosophe juste quarantenaire
et donc face à un destin commun.
Attention,
nulle écriture hors sol,
nulle pensée abstraite, l'auteure,
certes conférencière et déjà riche
de précédents ouvrages, est mère
de famille, chef d'entreprise et élue
locale, donc en prise, ou en butte,
avec les vicissitudes du quotidien.
Spécialiste de sémantique, elle
observe l'évolution de notre langue,
comme lien social constitutif de
notre histoire collective.
Un néologisme vivifiant
Evidemment, « démostalgie » est
une création associant deux mots
grecs, demos et algos, la tristesse
(ou la douleur) du peuple, la perte du
repère commun, l'affadissement du
lien qui cimente notre histoire. L'ouvrage
met en exergue une magnifique
citation de Jacques de Lacretelle :
« Une démocratie ne vaut et ne dure
que si elle sait refondre constamment
dans la communauté nationale
l'individualisme qu'elle fait naître ».
La proximité de l'auteure avec toute
population, des marchés urbains
aux débats publics, aiguise d'autant
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plus son sens de l'observation, et
rend manifestement pertinents ses
commentaires toujours nuancés,
toujours bienveillants. Mais néanmoins
lucides : notre communauté
est en réel danger, car nous sommes
de plus en plus seuls, mais ensemble.
L'individu, inquiet, désabusé,
déboussolé, se replie sur son univers
personnel. Le singulier met à mal le
collectif, et leur contradiction dynamique
laisse place à une juxtaposition
d'intérêts individuels qui crée
un risque majeur délétère. Les tendances
au repli sur soi, accentuées
par l'interminable pandémie, créent
des exigences de satisfaction immédiate
des besoins, un toboggan direct
vers la violence quand ces désirs ne
sont pas assouvis.
Un comparatisme déprimant
Nous le savons, notre pays est toujours
en queue des classements
internationaux déclaratifs, basés sur
des enquêtes auprès des citoyens des
pays concernés. Quant aux questions
sociales, de l'espérance en l'avenir
jusqu'à la confiance en l'entreprise,
nos réponses françaises sont déprimantes,
et pourtant contraires à
l'image que les étrangers ont de notre
pays. Et pourtant, aussi, contraires
aux déclarations de nos concitoyens
sur leur situation personnelle : tout
va mal, mais moi je vais plutôt bien.
Ne négligeons naturellement pas
les légitimes divergences d'opinion
entre urbains et ruraux, entre privé
et public, entre seniors et millenials.
La technologie a sa part d'impact
dans la mondialisation des comportements,
et les excès de leur prééminence.
L'information est partout,
elle est souvent fausse, ou biaisée, ou
manipulée, et elle contribue largement
à la paupérisation intellectuelle
des hordes soumises à ses pratiques.
Un volontarisme revigorant
Les symptômes collectifs sont alarmants
: désenchantement électoral,
ressentiment citoyen, attirances
extrémistes. Le temps du langage est
venu : le choix du mot juste évite les
tensions, favorise les échanges, attise
la mainmise de la démocratie sur la
démagogie. Il est un facteur clef de
courage intellectuel car il permet le
discours, il redonne le goût de l'autre.
Accepter que l'autre ait son opinion,
c'est le substrat essentiel pour redonner
le sens de la citoyenneté. Au
royaume des complotistes, des manipulateurs,
des intolérants, l'humilité
socratique est le sempiternel remède
au narcissisme contemporain. Savoir
douter, c'est le sel de la strate collective,
une construction intellectuelle
à développer dès l'enfance.
Pas de naïveté confondante dans ces
solutions, juste du bon sens, juste
la volonté de bâtir un optimisme
raisonné qui puisse rejeter le déclinisme
tendanciel de notre collectif.
N'acceptons la rupture que comme
un recommencement et non comme
une fatalité.
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