La revue RH&M - N°90 - Juillet 2023 - 21

REGARDS CROISÉS | REGARDS CROISÉS | REGARDS CROISÉS
individus à douter de la stabilité de leurs
repères et à préférer la promesse de sécurité
à la liberté. Par ailleurs, la prolifération
inédite de contenus en tous genres,
entre analyses pertinentes et fake news,
inaugure une accélération du relativisme
et de la désinformation pour le moins
déstabilisante. Le communautarisme et
le complotisme présentent des éléments
de réponse faciles et factices vers lesquels
se tourner, et c'est bien contre cette pensée
prémâchée que les livres s'érigent, comme
une invitation à ôter nos propres œillères.
Delphine LANCEL | En quoi la lecture
est-elle une école du discernement ?
Comment lire permet d'apprendre la
nuance, qui semble manquer cruellement
et de plus en plus dans un
monde qui se radicalise ?
« L'esprit du roman est l'esprit de complexité
» écrit Milan Kundera. La lecture
nous apprend la nuance parce qu'elle nous
confronte à l'infinité des points de vue et
des interprétations, sans établir de hiérarchie.
Elle dessille progressivement les
yeux du lecteur car elle favorise la question
plutôt que la réponse, l'équivoque plutôt
que l'univoque. La littérature lutte contre
l'absolutisme en tout genre, celui de la
raison ou celui du bien, lesquels mènent
souvent à des combats bien plus néfastes
que les maux qu'ils prétendent éradiquer.
« Nous étouffons parmi les gens qui
pensent avoir absolument raison » écrivait
déjà Camus dans Combat en 1948. La lecture,
au contraire, remet en question nos
certitudes et nous confronte à l'extraordinaire
complexité du monde et des êtres.
Le courage de la nuance est souvent plus
fécond que bien des discours radicaux.
Patrick PLEIN | Comment encourager
encore davantage la lecture ? Pour
qu'elle soit le remède mais aussi le
plaisir, la joie simple ?
La lecture, et en particulier la lecture de
romans, est d'abord une affaire de plaisir.
Quel enfant n'a pas trépigné d'impatience
au moment de connaître la suite de l'histoire
racontée par ses parents ? Plutôt que
d'obliger les élèves ou les individus à lire un
ouvrage en particulier, il conviendrait de
les encourager à se tourner vers tout livre
LA REVUE RH&M N°90 | JUILLET 2023 | P.21
qui leur procure de la joie ou de l'émotion,
indépendamment d'un quelconque programme.
« Le verbe lire ne supporte pas
l'impératif » écrit Daniel Pennac dans son
essai Comme un roman, où l'auteur vante
les mérites de la lecture à voix haute, qui
éveille la curiosité et l'intérêt dès l'enfance.
Là encore, la lecture est affaire de liberté :
loin de l'élitisme culturel, il conviendrait
plutôt de favoriser une approche décomplexée
de la littérature, tout en rappelant
que la lecture ne doit jamais devenir une
obligation. En revanche, l'offre crée là
aussi la demande donc il faut nous entourer
de livres pour avoir le choix et se saisir
de ce qui nous attire. Des livres comme les
miens peuvent aussi donner envie de lire
certains romans...
Delphine LANCEL | Pourquoi est-ce
important de promouvoir la culture
en entreprise ? Quel rôle l'entreprise
et les RH ont-ils à jouer ?
La culture en général et la littérature en
particulier nous rappellent combien nous
sommes à la fois différents et similaires.
Elles cultivent l'humanisme et la tolérance,
donc l'ouverture à l'autre, à sa façon
de penser et de percevoir le monde. Ces
valeurs sont capitales dans une entreprise
où le défi consiste à trouver un équilibre
fécond entre le collectif et l'individuel,
entre travail d'équipe et respect de chacun.
L'étude des relations humaines constitue
le cœur de nombreuses œuvres littéraires.
L'accès à des cours de philosophie ou de
culture générale en entreprise pourrait
être une façon de cultiver l'intérêt de chacun
et d'encourager un échange intellectuel
au sein même du monde du travail.
C'est en définissant ses valeurs qu'une
entreprise soude et fédère.
Patrick PLEIN | Quels conseils de lecture
donneriez-vous sur la question
du travail, du rapport au travail et des
relations au travail (collègues, management,
...) ?
Pour diriger une équipe sans braquer ou
imposer son point de vue à ses membres,
Sa Majesté des Mouches : le roman de
Golding interroge les différentes façons de
prendre en charge un ensemble d'individus
pour faire ressortir le meilleur (ou le
pire) chez eux. Jack le démagogue cherche
à dominer les enfants par la force ou la
peur ; il attise leur colère et leurs instincts
primaires pour mieux les contrôler. A
l'inverse, Ralph le démocrate et son fidèle
compagnon Piggy instaurent un dialogue
réfléchi, un espace de libre-parole où chacun
peut - et doit - écouter l'autre, où la
délibération commune prélude à une prise
de décision éclairée. Pour s'affirmer face
à des collègues ou des supérieurs hiérarchiques
abusifs, Lady L., de Romain Gary,
dont la principale protagoniste apprend
progressivement à s'émanciper de l'emprise
de son amant, Armand Denis, qui
l'oblige à accomplir de nombreuses tâches
dégradantes. S'autoriser à dire non, c'est
se rappeler que l'on est libre, et que n'importe
quel travail qui nous est confié
nécessite au préalable notre consentement
pour être effectué.
Un mot de conclusion ?
Je conclurai avec Proust sur ce pouvoir
merveilleux de la littérature, qui nous
conduit à « sortir de nous, savoir ce que
voit un autre de cet univers qui n'est pas
le même que le nôtre et dont les paysages
nous seraient restés aussi inconnus que
ceux qu'il peut y avoir dans la lune ».
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