La revue RH&M - N°87 - Octobre 2022 - 66

Le coup de gueule d´Hervé SÉRIEYX
Sauvons les mots...
ces passereaux de nos mémoires
Un peuple meurt quand il ne comprend
plus les mots de sa propre langue
L
'incident, maintenant bien connu, avait défrayé
la chronique du bac-pro de cette année : invités
à commenter un texte de la romancière Sylvie
Germain1
, des lycéens s'étaient plaints, après
l'épreuve, de l'obscurité du vocabulaire utilisé,
un vocabulaire élitiste qui ne permettait pas de
saisir ce que l'autrice avait voulu exprimer. À
titre d'exemples, les candidats citaient l'emploi
par l'écrivaine du mot « ludique » qui, selon eux, était incompréhensible.
Leur insatisfaction avait ensuite nourri, sur les réseaux
sociaux, un débat houleux dans lequel Sylvie Germain était violemment
prise à partie.
Voici trois ans, dans un autre billet d'humeur envoyé de Montréal,
je racontais la réelle stupeur du haut dirigeant d'un important
groupe québécois : pour aider ses jeunes cadres supérieurs
(moins de 35 ans) à améliorer le management de leurs équipes,
il les avait invités à réfléchir ensemble à la façon d'affiner chacun
leur discernement personnel. Mal lui en avait pris : le mot « discernement
» avait totalement déserté leur vocabulaire et ils ne
voyaient plus du tout ce que voulait dire leur directeur général.
C'est en nommant les concepts qu'on peut se les approprier; si
le mot disparait du vocabulaire usuel, la réalité qu'il décrit tend
à s'effacer aussi. Et la réflexion collective s'en appauvrit d'autant.
Multiples sont les raisons qui expliquent, chez nous, ce rétrécissement
(au lavage) de notre cerveau, de notre bagage sémantique
disponible pour tenter de nous comprendre, des réserves de mots
susceptibles d'alimenter notre pensée et de la partager avec
d'autres, de nos capacités d'échanges fructueux intégrant les indispensables
nuances : l'invasion incontrôlée du « globish », la
rusticité des débats sur les réseaux sociaux ou le réductionnisme
de l'expression qu'imposent mails, sms, twitter, snapchat, tiktok
etc, font tous partie des explications recevables. Mais ce sont les
analyses du Président d'Arte France, Bruno Patino, qui semblent
les plus pertinentes. Dans ses deux derniers livres2
, il expose,
avec une précision chirurgicale, comment s'affrontent, de plus
en plus violemment, à l'échelle du monde, les plus grands prédateurs
numériques pour capturer, chacun, la plus grande part du
marché de « l'économie de l'attention ». Le cœur de la bataille,
c'est « Comment capturer l'attention de milliards d'individus qui
préfèrent, au risque de s'ennuyer et d'affronter leur vide, s'abîmer
dans des Metavers, où, tout réel nié, on s'amuse à vivre à côté
de la vraie vie ? »
P.66 | OCTOBRE 2022 | N°87 LA REVUE RH&M
Perdre les mots de sa langue, ceux qu'apportent en particulier
le miracle de la lecture, c'est perdre la maîtrise de sa liberté personnelle.
Et, en général, l'âge qui vient se charge d'accélérer cette
triste attrition de notre pensée. Quand, à l'âge du signataire de ce
« Coup de gueule », on perçoit combien on est entré aujourd'hui
(comme on dit au Tour de France) dans la ligne droite qui précède
l'arrivée, on mesure comme les mots, ces passereaux de nos
mémoires, ont tendance à nous quitter, avec le temps. Il faut vraiment
accumuler des mots d'avance, face à l'inéluctable perte de
ceux-ci, pour pouvoir, le plus possible, jusqu'au bout du voyage,
continuer à être un passeur d'écoute, de rencontre et d'empathie :
« Les passereaux de ma mémoire
Se sont éparpillés soudain
Un bruit sourd venait du chemin
Comme une mort prémonitoire
Les souvenirs de mon histoire
Les mots et les noms un à un
Ces trésors amassés en vain
Ont déserté mon territoire
J'ai regardé sans même y croire
Le temps s'échapper de ma main
Tandis que s'envolaient au loin
Les passereaux de ma mémoire »3
Battons nous pour garder et partager nos mots afin qu'ils nous
aident, jusqu'au bout, à vivre ensemble : le temps, l'âge et la
culture de l'éphémère se chargent suffisamment de nous les
faire oublier. C'est pourtant le cœur de la bataille de la liberté,
de l'égalité et de la fraternité, celle qui peut nous permettre encore
de nous accepter, de vivre ensemble avec nos différences et
de contre-battre l'insupportable violence qui, de partout, nous
menace.
1. Un texte extrait d'un de ses romans « La puissance des ombres », chez Albin Michel.
2. « La civilisation du poisson rouge » et « Tempête dans le bocal » (Grasset).,
3. « J'aurai toujours chanté ma vie » , mon 31ème
livre,
chez « In quarto » ; 2020. Tirage limité et distribution directe.
Hervé SÉRIEYX
Co-auteur de " Alarme, citoyens ! Sinon, aux larmes !
(Manifeste pour une France vénitienne) "
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