La revue RH&M - N°87 - Octobre 2022 - 17

REGARDS CROISÉS | REGARDS CROISÉS | REGARDS CROISÉS
Poutine de lancer une offensive militaire
d'importance en Ukraine ? Ça l'était, sauf
qu'il a mésestimé lourdement un certain
nombre de forces, de puissances, à commencer
par la volonté européenne de ne
pas accepter cela. De ce point de vue-là,
il n'a pas été totalement rationnel, parce
que, notamment sur le plan économique
et financier, cela va lui coûter terriblement
cher par rapport à ce que cela va lui rapporter.
De
plus, un État riche n'est pas nécessairement
puissant. Le Japon, par exemple, est
un État extrêmement riche, c'est encore la
troisième puissance économique et industrielle
au monde. Mais l'armée japonaise
n'a pas le droit, en vertu de sa constitution,
de fabriquer une bombe. Est-ce véritablement
un état puissant ? Est-ce que le
Grand-Duché du Luxembourg, richissime,
est très puissant ? Je finirai avec l'exemple
paradigmatique et très intéressant de
l'Union européenne. Est-ce que l'Union
européenne est une puissance ? Elle a tout
d'une « grande ». Mais pour l'instant, elle
n'en a pas eu la volonté.
Patrick PLEIN | Les grandes entreprises
multinationales sont-elles de
nouveaux acteurs dans le « management
» de la puissance d'un État ?
Quelles sont leurs caractéristiques ?
Les multinationales sont des acteurs
importants mais pas primordiaux. A mon
avis, les Etats demeureront - c'est un pari
intellectuel que je fais - les acteurs les plus
puissants dans les relations générales et
internationales. Même s'il y a multiplication
des nouveaux acteurs comme les
GAFA.
Delphine LANCEL | En quoi la géopolitique
du XXIe siècle est-elle utile pour
l'entreprise ? Comment les entreprises
peuvent-elles en tirer profit ?
Je pense que la géopolitique est extrêmement
utile pour les entreprises, sur la
base de ce que disait Carl von Clausewitz,
stratège prussien du début du XIXe
siècle :
« Une guerre, c'est comme une transaction
commerciale. Il ne faut l'entreprendre
qu'à la condition sine qua non d'avoir
réuni toutes les conditions permettant
d'espérer la remporter. ». Je constate
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qu'au fond, cette leçon, bien que connue,
n'est pas si fréquemment appliquée. Et
les derniers conflits en date, y compris
celui qui prévaut malheureusement en
Ukraine aujourd'hui, nous le rappellent.
Il faut être extraordinairement pragmatique
et rationnel. Il faut promouvoir le
sens de l'intérêt collectif, et non pas l'intérêt
clanique, tribal, familial, religieux,
professionnel, ethnique... Et il faut valoriser
le savoir, c'est toujours un moteur de
la puissance. Prenez par exemple, les cas
de la Corée du Sud, d'Israël, de Singapour
qui aujourd'hui deviennent d'authentiques
puissances globales, pas seulement des
puissances du soft power. Elles font de la
bonne géopolitique : elles cultivent la valorisation
du savoir, le sens de l'intérêt collectif
et une gestion à peu près cohérente,
a minima, des finances publiques.
Patrick PLEIN | Pourquoi les DRH
devraient-ils s'intéresser davantage
à la géopolitique ?
Comme le disait le prince de tous les stratèges,
le Chinois Sun Tzu, dans L'Art de la
guerre: « Connais l'adversaire et surtout,
connais-toi toi-même et tu seras invincible
». Il faut connaître rationnellement
ses forces et ses faiblesses, les évaluer,
jouer sur les forces, pallier les faiblesses,
et connaître parfaitement la même chose
concernant l'adversaire (mais aussi les
partenaires). Et il faut savoir transmettre
ce que j'appelle « le feu sacré » : transmettre
du sens au combat. Bonaparte
disait qu'un soldat motivé en valait trois.
Donc, être persuasif, démontrer que le
sens de l'action qui est imposé, le sens de
l'investissement qui est prôné, s'appuie
sur du concret et sur quelque chose d'authentique.
Delphine
LANCEL | Quelles analogies
peut-on faire de l'exercice de la puissance
dans le monde de l'entreprise ?
On parle de « guerre commerciale »,
de « guerre des talents »... y-at-il dans
le comportement d'Etat à Etat de quoi
inspirer les entreprises ? Vous parlez
de « qualification », « formation »,
« adaptation », « valorisation du
savoir », de « recherche d'alliance »,
de « mettre en musique les victoires
et défaites »...
Vous avez déjà identifié pas mal d'éléments
! Il y en a un qui me vient maintenant
à l'esprit, c'est le pragmatisme.
Le manager pragmatique, c'est celui qui
apporte du sens, c'est celui qui convainc
de la bonne gestion la plus transparente
possible du bateau sur lequel on se trouve
tous. Et c'est celui qui sait, sans se démonter,
regarder avec beaucoup d'acuité,
beaucoup de précisions, les forces et les
faiblesses, et aller toujours vers le mieux,
pour le bien collectif. Le mot principal,
c'est « être en responsabilité ». Le chef
militaire ou politique a bien voulu l'être,
on ne l'a pas forcé. Idem en entreprise.
Donc, à partir du moment où vous avez
décidé de faire beaucoup et d'y consacrer
du temps, de l'énergie, il faut ensuite
assumer un pragmatisme à toute épreuve,
être extrêmement responsable, garder son
sang-froid, toujours donner du sens, toujours
convaincre, toujours être à l'écoute.
Et vous voyez qu'à travers ce que je vous
dis, on retrouve un vocabulaire commun
aux deux dimensions.
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