La revue RH&M - N°85 - Avril 2022 - 13

cacité, d'efficience, etc. Et donc, les plans
d'action, les roadmap et les agendas sont
des outils pour nous aider à cadrer un réel
mouvant en devenir. C'est essayer de prévoir
et cela rassure les parties prenantes :
les banquiers, les boards, les collaborateurs...
En fait, bien que le monde de l'entreprise
se veuille rationnel, la « pensée
magique » n'a pas totalement disparu. On
est dans cette espèce de logique « volontariste
» de « quand on veut, on peut ».
Ce qui est d'une sottise absolue : si on n'a
pas les capacités ni l'environnement favorable,
on a beau vouloir, ça ne marchera
pas. La question qu'il faut se poser, c'est
donc comment fait-on pour réintégrer
dans la culture des collaborateurs ces
dimensions d'imprévu et d'inattendu ? De
façon à arrêter de les considérer comme
étant systématiquement des erreurs de
prévisions.
Delphine LANCEL | Est-ce qu'aujourd'hui
selon vous, les organisations
sont adaptées pour accueillir
l'inattendu ?
Les petites, probablement. Notamment
le monde des start-ups. Plus la structure
est petite, plus les liens de décision sont
courts. Ce qui pose problème dans les
grosses structures c'est qu'il y a un délai
entre le moment où une décision va être
prise et le moment où elle va être mise en
application. Il peut même se passer que
les raisons pour lesquelles on a décidé
de mettre en place des réactions, disparaissent.
Le top du top en la matière, c'est
l'état.
Patrick PLEIN | Est-ce qu'on peut
réguler l'inattendu ?
Le meilleur régulateur de l'inattendu, ça
serait le mélange expérience/ compétence
et curiosité/ flexibilité. C'est-à-dire que
les gens les plus adaptés à l'inattendu sont
ceux qui sont hyper compétents dans leur
domaine et hyper prêts à remettre tout en
question s'il y a un problème qui se pose.
Le meilleur moyen de se préparer à
quelque chose dont on ne sait rien,
c'est d'être clair sur ses ressources, ses
compétences, ses zones de contrôle et
ses marges de manœuvre. Parce que la
caractéristique de l'inattendu, c'est qu'il
va peut-être m'obliger à sortir du cadre.
Delphine LANCEL | Comment peut-on
développer cette capacité à accueillir
et à gérer l'inattendu ? On parle
beaucoup de soft skills...
Pour moi, le soft skill clé dans les environnements
de l'incertitude avec une
équipe, c'est ce que j'appelle la créativité
critique. On va ensemble réfléchir à ce qui
pourrait mal tourner, c'est-à-dire, essayer
d'explorer les zones aveugles, les angles
morts. J'ai entendu dire qu'il ne faut pas
parler des choses négatives, parce que ça
plombe le moral. C'est faux. En réalité,
ce n'est pas le négatif qui nous plombe le
moral, c'est le sentiment d'impuissance
par rapport au négatif. Tant qu'un individu,
même face à une grande difficulté,
est convaincu qu'il ou elle a des marges
de manœuvre ou d'action, il ne sera pas
en mode passif.
On parle beaucoup de flexibilité, d'agilité
même. Il faut vraiment réapprendre à
improviser au sens propre du terme. Dans
le dernier livre de Mike Horn, l'aventurier
nous dit « avant de se mettre en marche
pour une expédition, il faut vraiment border
5 % de l'organisation. Les 95% restant,
on les battit au fil de l'aventure ».
Quelqu'un qui attend d'être prêt à 100%
ne fera jamais rien.
Donc à un moment donné, on est dans
une logique de pari. Et il faut réapprendre
à parier. Je pense que le « droit à l'erreur
», ce n'est pas hyper enthousiasmant
car c'est un régulateur du doute. Il vaut
mieux parler de « devoir d'essayer » car
ça implique plus de flexibilité, plus d'impro
et plus d'agilité.
Patrick PLEIN | On est dans des
agendas « nationaux », « politiques
», « individuels »... Finalement,
qu'est-ce que vous pensez de
la tyrannie de l'agenda ?
C'est une réalité, mais la tyrannie n'est pas
liée à l'agenda en tant qu'objet. Dans le
fond, quel est le problème d'un agenda ?
C'est qu'il n'est pas fait pour nous permettre
de voir ce qui est en dehors de
lui. L'une des fonctions fondamentales
d'un manager aujourd'hui, c'est « setting
agendas » c'est-à-dire, en permanence
ajuster les agendas, le sien et ceux des
autres. L'imprévu, l'aléa va nous tomber
dessus, et c'est justement parce qu'il va
nous tomber dessus qu'il est absolument
essentiel d'être hyper structuré pour pouvoir
s'adapter.
Delphine LANCEL | On dit souvent
que les RH sont « les gardiens du
temple ». Comment peut-on être à la
fois gardien du temple et accueillir
l'inattendu ?
Une chose que je précise quand même
d'entrée de jeu, c'est que je ne suis pas
DRH et je ne l'ai jamais été. Mais je suis
RH friendly. Et ce que je vois aujourd'hui,
ce sont des DRH qui regrettent que les
imprévus les empêchent de faire le métier
RH qu'ils voudraient faire. Parce que les
imprévus de toute nature vont en fait
radicaliser le côté gestionnaire du RH,
parce qu'il va y avoir des problèmes très
basiques à régler : absentéisme, maladie,
télétravail...On a l'impression que tout le
reste, sur le développement de la fonction
RH, c'est un peu mis en mode veille.
Patrick PLEIN | Quelques mots de
conclusion ?
Je pense qu'il est vraiment important
aujourd'hui de réapprendre à aimer
l'inattendu. Parce que l'inattendu, dans
des sociétés de contrôle, vient mettre du
désordre dans nos plans, dans nos anticipations,
dans nos espérances. Se réconcilier
avec l'inattendu ne veut pas dire lui
donner les pleins pouvoirs, mais juste
réapprendre à vivre avec.
Je pense que face à l'inattendu, on a intérêt
à raisonner en mode compost. C'està-dire
qu'il y aura peut-être du déchet de
décisions, de planifications mais avec ça,
je vais faire de la biomasse qui sera de
l'énergie pour mes plans d'après, mes
projets d'après, pour mes rêves d'après.
Et surtout, est-ce que vous imaginez le
cauchemar que serait une vie sans inattendu,
une vie où tout serait prévu ?
LA REVUE RH&M N°85 | AVRIL 2022 | P.13
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