La revue RH&M - N°84 - Janvier 2022 - 66

Le coup de gueule d´Hervé SÉRIEYX
Le virus du désamour
professionnel
C
omme la maladie d'amour, il court, il court
le virus du désamour ! Ce que le vocabulaire
gris de la sociologie entrepreneuriale nomme
la démotivation.
Reconnaissons-le : dans la vie professionnelle,
quelque intéressante qu'elle soit, on
s'agite souvent dans tous les sens pour se
sentir actif, et comme l'écureuil dans sa cage tournante, on
continue à courir tant on a peur que la roue s'arrête. Sans se
le dire clairement, on se sent justifié par la permanence de sa
course et l'importance de sa fatigue. C'est une drogue qu'on apprécie
d'autant plus qu'elle dispense souvent de penser. Que de
tableaux Excel, de PowerPoint, de notes de service, de rapports,
de réunions, de déplacements dont on aurait pu faire l'économie
sans qu'en soit affectée le moins du monde l'efficacité
globale de l'activité à laquelle on participait ! Mais qu'importe,
dans l'instant, on a le sentiment roboratif d'être au cœur de la
dynamique de l'équipe.
Se sentir ensemble, co-constructeur d'une aventure collective
et, quelle que soit la destination du navire, se savoir membre
de son équipage, c'est un merveilleux philtre de jouvence dont
on n'apprécie la richesse que lorsqu'il vient à manquer. Or, il
semblerait que, contraintes de la Covid aidant, le télétravail soit
en train de dissiper la magie. Le baromètre d'Opinionway de fin
octobre 2020 confirmait déjà que « 42% des salariés interrogés
expliquaient que leur travail leur plaisait moins qu'auparavant,
35% que la crise leur avait fait comprendre qu'il n'avait pas de
sens pour eux et 49% indiquaient ne rester dans leur entreprise
que faute de trouver mieux ». L'isolement du travail à la maison
fait disparaître le charme euphorisant de la vie d'équipe,
suscite un questionnement personnel dérangeant sur le sens et
l'utilité de sa propre contribution et, souvent, conduit à échanger
avec son conjoint ou sa conjointe sur le véritable apport
de son activité professionnelle au sens de sa vie. Et s'immisce
peu à peu le virus du désamour, celui de la démotivation, un
virus aux nombreux variants dont les plus bénins ne produisent
qu'un désintérêt croissant pour le travail qu'on fait mais dont
les versions les plus nocives conduisent à se débrancher d'une
activité jugée stérilisante et à décider de réorienter le cours de
sa vie. Seul, on se sent peu valorisé par le regard des autres et
l'on peut craindre que ce soient les meilleurs talents qui cèdent
les premiers à cette tentation du départ.
P.66 | JANVIER 2022 | N°84 LA REVUE RH&M
Maurice Thévenet est un des observateurs les plus subtils des
réalités managériales. En outre, il sait décrire celles-ci avec humour
et finesse, ce qui distingue ses ouvrages de tant de livres
de management particulièrement ennuyeux. Il souligne l'importance
essentielle de l'implicite dans la vie des équipes : « Les
organigrammes et les procédures, les référentiels et les profils de
compétence donnent l'illusion que tout dans le management peut
s'écrire et se formaliser... Mais tout dans les sociétés humaines
ne peut se formaliser... L'implicite demeure et il est nécessaire.
Invisible, il est bien présent et indispensable. »1
Et, au cœur de
cet implicite, il y a le goût de la vie quotidienne vécue ensemble,
avec ses plaisirs et ses agacements, ses sollicitations positives
et ses irritants, ses pauses cafés et ses « coups de bourre », ses
petits complots internes et ses belles réussites solidaires, ses
chouchous et ses têtes de turc, bref, ce sentiment d'échapper
aux soucis ordinaires de la vie domestique et de participer à une
équipée collective où le feu de l'action et l'impression d'utilité,
même relative, dispense chacun de penser à ce que cela lui apporte
vraiment : dans le vent de la course du peloton, chaque
coureur s'auto-motive.
Décidément, fort souvent dans la vie au travail, la motivation vient
moins de l'intérêt de ce que l'on fait que de le faire ensemble. Que
disparaisse cet implicite, et pas plus dans le télétravail que dans
les réunions zoom, la connexion ne parvient à remplacer le lien.
On peut craindre que le virus du désamour professionnel ne galope
durablement dans les tristes steppes d'un monde du travail
de plus en plus désocialisé ; comme l'indiquent le taux de ceux -
souvent des cadres- qui décident de quitter les métropoles pour
de petites villes tout en changeant de métier et celui du nombre
croissant d'emplois qui ne trouvent plus preneurs alors même
que notre taux de chômage est encore élevé. Pour enrayer ce
type d'épidémie, une seule vaccination possible : bouleverser nos
modes d'organisation et nos styles de management !
1. Maurice Thévenet ; « Le management et les 40 valeurs » ; EMS ; 2017
Hervé SÉRIEYX
Co-auteur de " Alarme, citoyens ! Sinon, aux larmes !
(Manifeste pour une France vénitienne) "
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