La revue RH&M - N°77 - Avril 2020 - 60

| LU POUR VOUS |
Par JEAN-MICHEL GARRIGUES, Directeur des Ressources Humaines
et du développement, BLB Associés

COMMENT GOUVERNER
UN PEUPLE-ROI ?
Pierre-Henri Tavoillot - Odile Jacob (2019)

E

n ce début d'année, direction
la philosophie ! Pas théorique, pas doctrinaire, mais
particulièrement appliquée. L'auteur, enseignant
à la Sorbonne et à Sciences
Po, Président du Collège de philosophie, s'adonne à l'art politique, dans un
traité foisonnant, au texte certes dense,
mais toujours parfaitement intelligible,
et qui interpelle à chaque instant la
réflexion du lecteur averti.

1 - Des paradigmes inversés ?
Nous connaissons tous l'aphorisme
churchillien : « la démocratie est le pire
des systèmes, à l'exclusion de tous les
autres » (1947). Nous considérons ce
mode de gouvernance comme un progrès acquis, comme un système naturel,
comme un consensus abouti, alors qu'il
s'agit en fait d'un chantier permanent.
La question du déclin démocratique
est évidemment dans tous les esprits :
une crise de représentation, une grave
impuissance publique, un profond
déficit de sens. Autrement dit, la démocratie aurait perdu, en cours de route,
à la fois le peuple qui la fonde, le gouvernement qui la maintient, et l'horizon
qui la guide. A l'évidence, ces constats
amers font le lit des extrémismes, et
font craindre le spectre de l'autoritarisme. Car la confusion primaire est
de penser que la démocratie est l'art
de gouverner, alors qu'elle est surtout
l'art d'être gouverné. Le citoyen démocratique se targue de droits, et masque,
par conscience ou par faiblesse, ses
devoirs pourtant nombreux.

P.60 | AVRIL 2020 | N°77 LA REVUE RH&M

2 - Des risques calculés ?
Entre l'anarchisme de la société sans
Etat et le totalitarisme de l'Etat planifiant la vie sociale, la démocratie crée
un peuple-opinion, qui nourrit l'espace
public, et qui est un facteur d'équilibre,
pour éviter la propagande du peupleétat et la privauté du peuple-société.
Mais la transparence aveuglante que
crée la révolution numérique devient
l'ennemi de la démocratie. Le propos
trivial d'Umberto Eco est célèbre : « les
réseaux sociaux ont donné le droit à la
parole à des légions d'imbéciles, qui
avant ne parlaient qu'au bar, et ne
causaient aucun tort à la collectivité ;
aujourd'hui, ils ont le même droit de
parole qu'un prix Nobel. » Il importe
donc de créer une méthode démocratique, un cheminement et non un état
de fait, qui suppose des règles claires :
des élections équitables, une délibération ouverte, des décisions nettes,
une reddition régulière des comptes.
Il faut y adjoindre une capacité à créer
du récit, à tisser un lien d'histoire et
de pensée entre les acteurs du jeu
démocratique, autant pour nouer une
relation que pour s'appuyer sur une
représentation concrète du lien social.
De quoi tenter d'éviter les excès de la
démocratie poussée dans ses extrêmes :
l'anarchie pour la démocratie radicale,
l'autoritarisme pour la démocratie
illibérale, la terreur pour la théodémocratie intégriste.
3 - Des horizons libérés ?
Selon l'auteur, le terme même de
démocratie doit subir un usage rigou-

reux : elle est libérale ou elle n'est pas. Il
n'est nullement question de tenter de la
dépasser, mais il convient absolument
de la réformer pour éviter le paradoxe
de Saint-Just : « tout le monde veut
gouverner, personne ne veut être citoyen, où donc est la cité ? ». Voici donc
une tentative de redéfinir l'art politique
en évoquant les quatre moments de la
méthode démocratique : savoir gagner des élections (ou du moins ne pas
y perdre), faire vivre la délibération
(sans s'y noyer), garder la force de décider (sans en abuser), et enfin inventer
une manière adulte de rendre et recevoir des comptes. A ces conditions, on
évitera l'oubli du peuple (considéré
comme une somme de petites zones à
défendre), et l'oubli du pouvoir (penser qu'être libre, c'est être contre, et ne
pas obéir). Ils conduisent à l'oubli de la
démocratie, entre anarchisme de bas
étage et autoritarisme de façade.
Car l'homme est souvent tout et son
contraire : il peut être altruiste sans
perdre de vue ses intérêts, tout en
éprouvant un profond besoin d'autorité quand elle lui apparaît comme la
garantie de sa liberté. C'est toute la
difficulté de savoir gouverner de tels
paradoxes, en se contentant d'une politique clientéliste et mensongère qui
détruit la confiance.
On perd de vue l'horizon de la démocratie, austère, exigeant, mais vital :
permettre à chacun d'être adulte et de
le rester tout au long de sa vie. Vaste
programme...
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