ParaMag - N°381 - Février 2019 - 11

Réflexions
L'HOMO INFORMATICUS
En mars 2018, il y a près d'un an, Maître Liang Xiaojun, un avocat
chinois, a été empêché de monter dans l'avion sur une ligne
aérienne intérieure chinoise au motif que le scan de sa pièce d'identité annonçait qu'il avait été «condamné pour séparatisme».
Condamné ? Un tribunal l'avait-il condamné, lui, Liang Xiaojun, à
l'issue d'un procès équitable avec respect des droits de la défense
dont il a fait son métier ? Non ! Un tribunal avait condamné pour
«séparatisme» un Tibétain qu'il avait défendu et qui revendiquait
l'enseignement de sa langue maternelle, le tibétain.
L'avocat doit-il partager, en Chine, la condamnation des gens qu'il
défend ? La réponse est subtile et pernicieuse. Elle concerne tous
les Chinois, excusez du peu.
L'État chinois expérimente un système informatique globalisé comprenant jusqu'à la reconnaissance faciale sur les caméras de surveillance, mettant en place une note de «crédit social». Ce système
est prévu pour être généralisé en 2020.
Chaque citoyen sera noté selon son comportement au quotidien.
Tout est pris en compte : de l'acte matériel anodin à la pensée spirituelle et politique. Les mieux notés sont récompensés : promotions,
accès aux emplois publics, aux transports en commun, au logement, au crédit bancaire. Les mal notés sont, à l'inverse, privés de
tout ou partie de leurs droits et libertés.
Rien n'est jamais effacé. Pas de droit à l'oubli, pas de seconde
chance, tous les faits, gestes et pensées sont consignés à vie.
Même l'imagination d'Orwell («1984») n'avait pas osé aller si loin
dans la manipulation ! C'est la caporalisation de plus d'un milliard
d'individus.
Les droits de l'homme deviennent un algorithme et l'homo sapiens
se transforme en l'homo informaticus prédit par Michel Serres. Plus
d'un milliard d'êtres humains sanctionnés par un algorithme pour
leur comportement personnel privé, c'est tellement énorme qu'on
peine à le concevoir.
Avec sa vision prémonitoire, Antoine de Saint-Exupéry écrivait en
1943 : «Deux milliards d'hommes n'entendent plus que le robot,
ne comprennent plus que le robot, se font robots... Il n'y a qu'un
problème, un seul : redécouvrir qu'il est une vie de l'esprit plus
haute encore que la vie de l'intelligence».
Sommes-nous à l'abri de ce big brother qui écrase ainsi les droits
de penser, de s'exprimer, de vivre librement ? Rien n'est moins sûr
dans cet univers de la toile mondialisée qui conditionne les esprits.

Si ce haut magistrat a jugé nécessaire de rappeler que «l'accès
au juge et les principes du procès équitable doivent rester les
règles», c'est que ça ne va plus totalement de soi, même en France.
Qui pour résister ? Celui qui est «libre et révolté» selon Maître Éric
Dupond-Moretti : l'avocat.
Alors, en France, l'avocat doit-il partager lui aussi la condamnation
des gens qu'il défend ?
Hippocrate disait : «Je ne soigne pas la maladie, je soigne le
malade», et, le citant, Maître Jacques Vergès ajoutait : «C'est pour
vous dire que je ne défends pas le crime, mais la personne qui l'a
commis». L'avocat n'étant pas le défenseur du crime, la réponse à
la question est bien évidemment négative.
Évidemment ? Il semble qu'il y ait des évidences qui doivent être
rappelées quand on voit les attaques personnelles subies par le défenseur d'un parachutiste-videoman victime d'un évident abus de
pouvoir au sein d'une simple association sportive.
Et ParaMag dans tout ça ? La rédaction avait reçu en 2013, de la part
d'un admirateur de Michel Fournier (c'est son droit de l'admirer, et on
a le droit de ne pas être du même avis), des lettres contenant des
tombereaux d'insultes personnelles à destination du même défenseur, lorsqu'il défendait la mémoire de Patrick de Gayardon. Et
d'autres fois encore...
Sans considération pour ces avanies, mais au contraire renforcé par
elles, il faut mener tous les petits combats sur les principes, aussi
dérisoires ou futiles qu'ils paraissent, car les grandes victoires se
bâtissent d'abord dans les petites batailles. Les chefs militaires le
savent bien.
Les blessures cicatrisées des combattants marquent les vraies médailles de leur honneur, plus encore que celles, dites «pendantes»,
décernées par les autorités. Une plainte (*) injustifiée peut représenter symboliquement une telle cicatrice. Merci donc au vaincu
d'avoir porté le coup qui l'a provoquée...
«Qui reste-t-il dans le parachutisme pour oser, pouvoir se permettre
et assumer d'écrire des réflexions quelquefois désagréablement
perçues par le pouvoir en place ?», était-il déjà écrit dans ParaMag
en octobre 2007 (Réflexion de l'iconoclaste sur le chuteur libre).
Qui pour assumer toutes sortes de désagréments en conséquence
de sa liberté de penser, de parler et d'écrire ? Qui pour n'avoir aucun
des avantages qui récompensent les zélotes zélateurs des pouvoirs
en place ? Qui pour les publier, sinon ParaMag ?
Car ParaMag est libre, et c'est bien ce qui agace ceux des homo
informaticus qui ne savent s'exprimer que cachés derrière un pseudo.
Jean-Louis Servan-Schreiber (81 ans, ancien directeur de rédactions, journaliste, essayiste, fondateur de «L'expansion»), a déclaré
dans le JDD : «Le temps a été transformé par l'usage des nouvelles
technologies... Je constate que cela se traduit en superficialité,
au détriment de la réflexion (iconoclaste ? Ndlr). Cette rapidité
foisonnante des mots, des images, des messages, nous fait surfer
sur la vie au lieu de cheminer dans l'existence». n
(*) Voir éditorial

11
Février19:381
paramag.fr

Dans un discours pour le bicentenaire de l'Ordre des avocats
au Conseil d'État et à la Cour de cassation, Jean-Marc Sauvé,
vice-président du Conseil d'État, a dit : «Les algorithmes ne sont
pas programmés pour répondre à des questions ouvertes. C'est
pourquoi le juge doit rester maître de la question posée autant que
de l'interprétation du résultat donné par les algorithmes. L'accès au
juge et les principes du procès équitable doivent rester les règles».

Par
Yves-Marie Guillaud

http://www.paramag.fr

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