NEOMA Alumni Mag - N°25 - Décembre 2020 - 44

ASSO - CONFÉRENCE -

CLUB EMBA/CLUB LUXE

LA TABLE, LIEU DE POUVOIR
ET DE TRANSMISSION
LÉA BEN ZIMRA CRÉE EN 2010 SON BLOG ET COMMENCE À PUBLIER SES INTERVIEWS AVEC
LES PLUS GRANDS CHEFS. ELLE COMPREND ALORS QUE L'HISTOIRE N'INVENTE JAMAIS RIEN.
ELLE EST REVENUE, DANS UNE WEB-CONFÉRENCE POUR NEOMA EN AVRIL DERNIER, SUR
L'HISTOIRE DE LA GASTRONOMIE, ET DÉFEND LE RÔLE CENTRAL DE LA TABLE COMME
MARQUEUR SOCIAL.
Jacques Attali, dans Histoires de l'alimentation, affirme : « Parler et manger sont
indissociables. Ils renvoient à des fonctions essentielles : pouvoir et sexualité,
mort et vie. » Si pour le grand public, la
cuisine est un divertissement, elle renvoie
d'un point de vue historique, diplomatique, culturel, médical ou religieux, à ce
qui fait notre humanité : manger, parler,
rire, insulter, crier, embrasser. Dès la première moitié du XIXe siècle, Jean Anthelme
Brillat-Savarin, célèbre auteur et critique
gastronome, souligne comment le fait de
manger révèle la personnalité de celui qui
mange.
L'HISTOIRE DE LA GASTRONOMIE
AU TRAVERS DES SIÈCLES
Dès la Préhistoire, les chefs revendiquent
leur puissance suivant le nombre de
sujets qu'ils peuvent nourrir. En Mésopotamie, des traces écrites prouvent aussi
l'importance accordée au repas. Les premiers banquets en Égypte ou à Rome ont
ensuite pour but de célèbrer des victoires
militaires ou d'inaugurer des temples. Le
XVIIe siècle apporte avec Louis XIV le
concept de gastro-diplomatie. Bossuet
déclare ainsi : « C'est la table qui gouverne. » La gastronomie, dont le terme
n'apparaît qu'en 1801, s'affirme alors
comme une arme diplomatique. Louis XIV
théâtralise à l'extrême le repas français, et
chaque jour, jusqu'à trois cents courtisans
assistent religieusement à son repas.
Tous regardent sa gestuelle : la façon de
découper la viande, de la choisir, etc. La
manière de se tenir à table marque l'appartenance sociale, la naissance et l'éducation. Loin d'être un lieu de conversation,
la table du Roi Soleil est un lieu de spectacle et de soumission. Le premier dîner
organisé par Talleyrand pour Napoléon a
pour objectif de le valoriser. À Louis XVIII,
il dira ensuite : « Sire, j'ai plus besoin de
cuisiniers que de diplomates » lors du

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congrés de Vienne pour le redécoupage
de l'Europe. Durant la seconde guerre
mondiale, Winston Churchill déclare pour
encourager ses compatriotes à la lutte :
« Souvenez-vous messieurs, ce n'est pas
seulement pour la France que nous nous
battons, c'est aussi pour le Champagne ! »
La gastro-diplomatie continue en 2017
avec Emmanuel Macron qui organise le
déjeuner des grands chefs à l'Élysée. Des
actions diplomatiques sont aussi créées.
Laurent Fabius lance par exemple la liste
qui récompense les 1 000 meilleures
tables au monde. « Hasard ou coïncidence, les Français arrivent toujours dans
le top 20 », remarque Léa Ben Zimra.
Lorsque l'aristocratie voit la bourgeoisie
imiter sa façon de manger, elle redouble
d'ingéniosité et de raffinement pour cultiver sa distinction. À l'image de la hiérarchie sociale, il existe ainsi une hiérarchie
de l'aliment. Ainsi, pendant que les
pauvres mangent du pain noir, de la
bouillie et de la soupe, les riches mangent
des volailles et du gibier. Mais un produit
dit « noble » n'est pas forcément excellent.
Un caviar ou un homard mal cuisiné n'a
aucun intérêt. À l'inverse, le savoir-faire
du cuisinier peut sublimer un produit
comme du maquereau ou de l'artichaut.
« Aujourd'hui, ce n'est pas la noblesse qui
fait la grandeur du plat, mais l'excellence
du cuisinier. »
LA DÉMOCRATISATION
DE LA GASTRONOMIE
Petit à petit, les bourgeois empruntent la
façon de manger des élites. Au XVIIIe
siècle naît la cuisine bourgeoise et la
gastronomie se démocratise grâce à
l'apparition du restaurant. À partir de la
Révolution, l'aristocratie chasse en effet
les cuisiniers car elle ne peut plus s'offrir
leurs services. Ces derniers ouvrent alors
des restaurants. En 1789, on compte cent
restaurants autour du Palais Royal et six
cents en 1800, puis trois mille en 1830. En

1867 naît le premier bouillon pour les
classes populaires, et en 1894 le premier
restaurant sans serveur. Au XXe siècle se
développe l'industrie agroalimentaire et
l'automobile. Le guide Michelin naît en
1900 et est commercialisé en 1920. Les
premiers chefs qui décrochent les 3
étoiles en 1933 sont Fernand Point à
Vienne, et Marie Bourgeois et Eugénie
Brazier à Lyon. Cette dernière est la première à décrocher deux fois trois étoiles.
Il faut attendre Alain Ducasse en 1997
pour réussir à nouveau cet exploit. En
1946, Eugénie Brazier forme aux fourneaux du col de la Luère Paul Bocuse,
devenu le pape de la gastronomie.
UNE NOUVELLE VISION
DE LA CUISINE
Paul Bocuse crée une nouvelle cuisine,
plus légère. Il est aussi le premier à sortir
de sa cuisine et à valoriser son talent, son
savoir-faire. Un de ses disciples, Joël
Robuchon, va plus loin encore en ouvrant
les cuisines sur la salle, un concept inspiré
de la culture asiatique. Dès 1954, des
émissions télévisées sont consacrées à la
cuisine avec Maïté, Joël Robuchon puis
Cyril Lignac. Ces émissions ont permis de
montrer que la cuisine relevait d'un
savoir-faire, d'un art. Depuis onze ans,
l'émission Top Chef continue de faire
rêver trois à quatre millions de Français à
chaque épisode. La médiatisation de la
cuisine a ainsi été fondamentale pour
éveiller les consciences du temps passé à
boire et à manger. Le nombre de partages
de photos d'assiettes sur Internet est par
ailleurs énorme. Ne fait-on pas finalement
dans ce sens perdurer l'histoire ? Encore
une fois, selon Léa Ben Zimra, « la table
est le moyen d'exprimer notre identité,
notre croyance et notre vision du monde. »
Aujourd'hui, la France est l'un des seuls
pays au monde où l'on passe le plus de
temps à table et où se maintiennent des
rythmes. La France a aussi ce talent de

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