Arts&MétiersMag - N°412 - Octobre 2019 - 51

Histoire&Patrimoine
Mémoire de gadzarts

L'ode d'Aragon à
Jacques Bonsergent

Écrit par Louis Aragon en 1942, le recueil
«En français dans le texte» intègre trois
poèmes oubliés, dont «X... Français»,
ode au premier civil parisien fusillé durant l'occupation allemande, le gadzarts
Jacques Bonsergent (An. 30).

Le poète crie pour la nation

Pendant les combats de 1940, Aragon (3),
comme au cours de la Première Guerre mon-
'ingénieur Jacques Bon- diale, n'avait cessé de s'exposer et recevra la
sergent a été condamné à croix de guerre et une citation à l'ordre de
mort par le tribunal militaire l'armée. Il mit sa plume au service de la Ré-
allemand pour acte de vio- sistance, en adhérant au mouvement PC 39
lence envers un membre
des Poètes casqués lancé en
de l'armée allemande. Il a
septembre 1939 par son
été fusillé ce matin.» C'est
ami, Pierre Seghers. C'est à
le texte de l'affiche rédigé
la revue «Suisse contempo-
en allemand et en français,
raine» qu'Aragon confie ce
placardée par les Nazis le
poème (lire ci-contre), pu-
23 décembre 1940. Elle est
blié dans le numéro 8.
annonciatrice de la célèbre
On ignore à ce moment-là
Affiche rouge (1) populari-
à qui le poète fait réfé-
sée par le poème qu'écrivit
rence. Et c'est autour du
Aragon en 1955 («Strophes
mot «nom», répété treize
pour se souvenir») et que
fois comme une anaphore
Léo Ferré mit en musique et
sur la majorité des 24 vers,
Écrit
chanta en 1959.
que s'organise le poème.
en 1942,
Le dimanche 10 novembre
La dédicace «À Jacques
cet ouvrage
a été publié le
1940, veille de la première
Bonsergent, vingt ans
1943 après» n'a été apposée qu'a posteriori.
manifestation de masse 15 septembre
puis interdit par
contre l'occupant, mêlé in-
Henri Frier (Ai. 63)
la censure.
volontairement à une bous-
(1)
Affiche de propagande allemande annonçant la
culade au cours de laquelle un
condamnation à mort du «groupe Manouchian»
(23 Résistants,
tous immigrés) en février 1944.
soldat de la Wehrmacht a été frappé, Jacques
Bonsergent est arrêté sur place. Il est jugé (2) Lire «la Dernière Lettre de Jacques Bonsergent»,
dans AMMag de décembre 2011-janvier 2012, p. 70.
vingt-cinq jours plus tard et, refusant de (3) Lire aussi «le Duc vu par Aragon» (Michel Mignot,
dénoncer le coupable, est condamné à mort Cl. 60) dans AMMag de mai 2015, p. 55.

Louis Aragon
(1897-1982) dans les
années 40, lisant
«l'Humanité» où il
avait été journaliste.

PHOTO GALLICA / BNF

PHOTOS DR

Jacques Bonsergent
(An. 30) avait 28 ans
quand il fut fusillé
«pour l'exemple».
Sa dernière lettre,
exposée à Liancourt,
est adressée à un
de ses camarades
de promotion.

par jugement du tribunal militaire. Jacques
Bonsergent, ni otage ni terroriste, était le
condamné idéal pour faire un exemple. L'oc-
casion se présenta quand, le 13 décembre,
le maréchal Pétain refusa de se rendre à Pa-
ris pour recevoir les cendres du duc de
Reichstadt, fils de Napoléon Ier et de l'impé-
ratrice Marie-Louise, qu'Hitler voulait res-
tituer solennellement à la France. Le führer
réagit à cet affront en ordonnant au général
Otto Von Stülpnagel, commandant en chef
des troupes de la Wehrmacht en France, de
refuser la grâce du gadzarts. L'exécution eut
lieu le 23 décembre au fort de Vincennes (2).

X... Français
Un nom comme le sang banal d'une coupure
Un nom trop simple pour qu'on s'en soit souvenu
Un nom dit sans penser comme un verre d'eau pure
Un nom tout fait qu'on peut donner aux inconnus
Un nom comme le cœur qui bat l'heure qui sonne
La mémoire du temps qu'un ricochet rida
Un nom qui ne ferait se retourner personne
Un nom comme au poignet le portent les soldats
Un nom comme on en lit dans le vent des enseignes
Sur les actes civils la pierre des tombeaux
Un nom qui fait échoppe et dont le prénom saigne
Comme le nom meurtri d'un enfant en sabots
Car il fut un enfant comme nous tous hier
Celui qui regarda dans l'aube ses bourreaux
Et les femmes aussi ce nom balbutièrent
Sans savoir que ce serait celui d'un héros
Ce nom banal ce nom comme une terre en friche
Est aujourd'hui sacré pour les gens de chez nous
Sur l'asphalte on a mis des fleurs sous les affiches
Et les dames en noir y priaient à genoux
Un beau nom sans couleur comme on en fait en France
Pour traverser la foule et mourir sans ennui
Un nom silencieux comme l'indifférence
Un nom comme les feux d'un village la nuit
Louis Aragon, 1941

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