La revue RH&M - N°63 - Octobre 2016 - 66


Le coup de gueule d'Hervé SÉRIEYX

Du compromis au
saut qualitatif :

du marchandage participatif
au dépassement des contradictions

V

isionnaire, le théoricien politique Antonio
Gramsci avait anticipé, dès la première moitié du
siècle dernier, les considérables incidences des
mutations technologiques et anthropologiques
sur les sociétés : « Quand le vieux monde se
meurt et que le nouveau tarde à apparaître, dans ce clair obscur
surgissent des monstres. »
Et des monstres, dieu sait s'il en surgit en ce moment, un peu
partout en France mais aussi en Europe et dans le monde.
Qu'il s'agisse du retour médiéval des grandes peurs religieuses
et de la terreur djihadiste, de l'irruption de renfermements
nationalistes peut-être encore plus malfaisants que ceux du
siècle dernier, de l'immense trouille créée dans le domaine
de l'emploi par la concomitance entre la mondialisation des
marchés et les disruptions suscitées par la révolution digitale
- la polarisation entre la multiplication des emplois pauvres de
plateforme et la concentration d'emplois intelligents à véritable
valeur ajoutée avec disparition inéluctable des emplois médians
d'intermédiation (ceux de la classe moyenne)-, tout se passe
comme si la réconfortante assurance de Schumpeter - la
destruction des emplois d'hier est naturellement compensée
par la création de ceux de demain- ne devait plus fonctionner
comme hier... ou, au mieux, à très long terme.
Monstres aussi ces hommes d'affaires qui rachètent des
entreprises comme du bétail et vident brusquement une partie
du personnel en se plaignant que « les salariés leur coûtent
vraiment trop cher » ; monstres enfin ces responsables
syndicaux qui font remonter des abîmes de l'Histoire la lutte des
classes et épuisent le pays dans des kyrielles de manifestations
dangereuses et sans issues.
Mais aux moins, tous ces monstres ont un avantage : ils sont
monstrueux. Et la société peut identifier, sans peur de se
tromper, combien ils sont insupportables et combien il faut,
sans faiblesse, s'efforcer de les exorciser.
Plus insidieuse et dangereuse est cette tentation des
responsables politiques qui les conduit à penser que, face aux
ruptures entre le monde d'hier et celui qui vient, la sagesse

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commande de gouverner par compromis ; c'est-à-dire de choisir
par la négociation diverses nuances de gris entre le « noir »
certain du passé et le « blanc » hypothétique du futur. C'est
sans doute la meilleure façon de rater les chances de l'avenir.
Tous les « voileux » qui font de la croisière savent qu'au moment
où surgit brutalement la tempête, rien ne serait plus ridicule
que de réunir l'équipage pour établir avec lui la résultante de ses
points de vue contradictoires et décider ainsi de la route et de la
conduite à suivre. La catastrophe est en général ainsi garantie.
En situation de rupture, de crise et de complète incertitude ,
on peut espérer que les dirigeants dont on s'est doté et à qui on
a fait confiance sauront non seulement écouter et comprendre
l'inquiétude de ceux qui ont peur ou qui souffrent mais surtout
inventer le saut qualitatif qui dépasse les contradictions de
l'instant et permet la poursuite de l'aventure. La pratique
systématique du compromis est estimable par grand beau ou
bonne brise ; par force 10, c'est irresponsable.
Dans la tornade concurrentielle, financière, identitaire et
digitale qui s'abat sur le monde, et en particulier sur le domaine
de l'emploi, les livres d'hier traitant du « management » (à
commencer par les miens !) semblent singulièrement dépassés.
Sans doute faudrait-il recommander à ceux qui ont aujourd'hui
la responsabilité de conduire des organisations complexes
(pays, régions, municipalités, entreprises, administrations,
associations...) la lecture du livre de Bernard Stiegler : « Dans la
disruption, comment ne pas devenir fou ? »1. Ils n'y trouveraient
sans doute pas de réponses immédiatement opérationnelles à
leurs problèmes mais éviteraient ainsi les réactions d'habitude
, de facilité ou d'affolement et, pour certains d'entre eux,
pourraient même remettre leurs neurones en marche. Une
mesure d'heureuse prophylaxie intellectuelle pour agir au
mieux en environnement chaotique.
1. Bernard Stiegler ; Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? » ;
Les Liens qui libèrent ; 2016

Hervé SÉRIEYX

Vice président national de France Bénévolat
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