La revue RH&M - N°63 - Octobre 2016 - 17

« soft skills » que les robots ne peuvent
encore nous voler.
Le numérique, instrument de liberté qui
nous permettrait de gérer avec légèreté sa
vie professionnelle ? Pas si simple...
Le numérique, c'est l'égalité
Pourquoi le numérique promet-il l'égalisation des conditions ? Revenons à sa définition propre : le numérique, stricto sensu,
c'est la représentation par le nombre,
l'outil dans lequel des nombres aident
à représenter des contenus. Le nombre
code et permet de diffuser le sens. Le
binaire prend en effet en charge des sons,
des chiffres, des lettres, et les transcrivant
par des 0 et des 1. Le numérique favorise
la dématérialisation, extrait les contenus
porteurs de sens de la matière première et
aide l'humain à s'affranchir de ses conditions matérielles. Il rend accessible ce qui
ne l'était pas. Il rend partageable ce que
d'autres auraient jalousement conservé.
Désormais j'accède à tous les ouvrages
numérisés des bibliothèques du monde, et
sans avoir besoin de me déplacer je visite
les galeries des plus grands musées. Pour la
première fois dans l'histoire de l'humanité,
toute la connaissance est à portée de clic,
pour celui qui saura la trouver et l'utiliser.
Hélas... permettez-nous d'être trivial.
Croire que le numérique sortirait l'Homme
des contraintes liées à ses conditions matérielles d'existence, c'est se mettre le doigt
dans l'œil. Reconnaissons que le rapport
au savoir n'a guère changé ces dernières
années et que le numérique s'est plutôt
fait le véhicule de la crétinisation de la
société. Le numérique n'est pas magie, il
n'est qu'outil, tributaire de la volonté et du
niveau des Hommes. Du reste, même si de
plus en plus de contenus sont disponibles
en ligne, et que le numérique démocratise les savoirs, il ne réduit en aucun cas
les inégalités sociales. Voire les exacerbe.
Demain, quel pourcentage infime de la
population décidera pour la totalité restante de l'humanité ? Le numérique est
un nouveau monde, rêvé et construit par
ceux qui ont la maitrise et la passion de ces
technologies, qui en parlent le langage, qui
en comprennent les subtilités et potentialités. Mais cette planète, petite, sexy, est
diablement exclusive. Que comprennent
monsieur et madame Michu de l'ubérisation, du code, de ce gros monstre immaté-

riel qui va manger leurs emplois ? Nada.
Auront-t-ils les moyens d'y répondre? Rien
n'est moins sûr. Le numérique et l'égalité ?
Une histoire compliquée...
Le numérique, c'est l'éternite
Le transhumanisme est un des derniers
développements du potentiel du numérique. Les informations binarisées qui
circulent en masse dans des systèmes
concurrencent les dispositifs neuronaux
et parviennent même à les suppléer. Le
rêve transhumaniste consiste à améliorer et décupler les capacités humaines
par l'utilisation des sciences et des technologies (génétique, informatique, neurosciences...) pour aboutir au nouveau
paradigme de « l'Homme augmenté »
(Roland Moreau). Et après l'Homme
augmenté, l'Homme éternel ? C'est bien
l'ambition de Calico, lancé en 2013, qui
poursuit le but d'allonger significativement
la durée de vie humaine. Cette filiale de
Google vise le long terme (2030/2040) et
compte explorer des voies technologiques
innovantes jamais envisagées pour retarder puis «tuer» la mort. Et Joël de Rosnay
de le rappeler : nous sommes la première
génération d'êtres humains en capacité
d'augmenter notre propre corps. On peut
aujourd'hui offrir un exosquelette aux accidentés, demain encapsulerons-nous notre
mémoire ? Le transhumanisme, modifiant
notre rapport à la mort et à la vie, pose
sérieusement la question d'une nouvelle
civilisation.
On se demandera quand même (rabatjoie que nous sommes), à l'heure où notre
espérance de vie vient à diminuer (!!!), si
le transhumanisme apporte une véritable
solution, ou s'il ne fait pas que caresser le
problème, l'amender, plutôt que de véritablement le traiter à la source. On se demandera aussi dans quelle mesure une nouvelle
fracture ne risque pas d'émerger, moins
numérique que « cyborgienne ». L'historien Yuval Harari (Université hébraïque
de Jérusalem) prédit en effet que d'ici
200 ans, les plus riches seront en mesure
de se transformer en « semi cyborg ». Ces
êtres améliorés par des greffes de parties
mécaniques côtoieront les autres, réduits
à l'état de gueux 10.0. On se demandera
enfin, philosophes que nous sommes, si
la maladie et la mort ne sont pas les véritables amis de l'humanité. Faites vos jeux.

Conclusion
Alors que la raison prenait le pas sur la
spiritualité, le progrès est devenu religion.
La révolution industrielle est passée par
là, mais elle est terminée. Bienvenue dans
l'ère numérique. Le digital inonde nos vies
et les promesses de progrès associées ne
tiennent pas la route à l'épreuve des faits.
Les Hommes pourtant résistent et continuent à lire à travers d'anciennes grilles de
lecture et de pensée un phénomène qui leur
échappe. Nous voudrions voir dans notre
époque et ses turbulences une continuité
aux modèles d'hier, une opportunité à saisir dans cette quête inassouvie de progrès
et donc de croissance. Mais c'est peut être
autre chose qui est en train de se passer.
Le numérique n'est pas progrès matériel,
il n'est pas liberté recouvrée, il n'est pas
intrinsèquement égalitaire, il n'est pas une
nouvelle religion, qui permettrait enfin de
défier la mort. Il n'est pas... déterminé.
Le numérique est une opportunité, une
chance de rentrer dans un nouveau monde,
de choisir une autre direction, de changer
de modèle. Il est catalyseur, accélérateur,
connecteur, permetteur. Cette société
numérique et numérisée qui se façonne
sous nos yeux constitue probablement,
anthropologiquement parlant, une évolution notable dans l'histoire de l'humanité.
Mais elle n'est rien, à l'heure actuelle, si ce
n'est une potentialité : un pouvoir, global et
local, un outil, dans les mains de tous. Ou
presque. Car oui, la fracture nous guette.
Alors... chimère ou réalité ? A vous de
trancher. Toujours est-il que le numérique
aujourd'hui constitue un outil fabuleux,
créé par les Hommes, désormais en capacité de changer le monde dans lequel ils
vivent. De potentialité à responsabilité, il
n'y a qu'un pas. Celui à franchir.

LA REVUE RH&M N°63 | OCTOBRE 2016 | P.17

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